Signes philosophiques sur le lieu de travail : enfin plus de clarté juridique ?

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La Cour de justice de l’Union européenne s’est récemment prononcée sur les signes philosophiques sur le lieu de travail, et les restrictions que l’employeur peut imposer. L’arrêt ne chamboule pas tout, mais implique un ajustement des possibilités et des limites pour les employeurs.


Un employeur peut-il refuser que ses travailleurs portent (certains) signes philosophiques sur le lieu de travail ? Et si oui, jusqu’où peut-il aller ? Lorsque la justice se penche sur ce genre de cas, on retrouve souvent deux visions : d’une part le droit de vivre librement sa philosophie, et d’autre part, le droit d’entreprendre et la liberté de l’employeur de statuer sur ce point (autrement dit : la liberté d’imposer, sous certaines conditions, une politique de neutralité en matière de signes philosophiques dans l’entreprise). D’autres facteurs, comme le droit à un environnement de travail sûr, les droits des enfants et l’égalité des sexes, peuvent toutefois jouer un rôle.
Ce qui est sûr, c’est que chaque facteur pris séparément n’est pas absolu. Où se situe toutefois l’équilibre si plusieurs points s’opposent ?

Les deux plus hautes institutions juridiques du continent, la Cour européenne des droits de l’homme et la Cour de justice de l’Union européenne ne sont pas sur la même longueur d’onde sur ce sujet. En Belgique aussi, il est difficile (est-ce d’ailleurs une conséquence ?) de trouver une univocité à ce sujet.
Récemment, la Cour européenne de justice a dû de nouveau se prononcer sur ce sujet. La Cour a-t-elle ajusté son jugement et pouvons-nous enfin formuler des recommandations juridiques avec (un peu) plus de certitude ?

Les affaires WABE et Müller : les faits

La Cour européenne de Justice s’est exprimée sur deux affaires : une concernant l’entreprise WABE, qui gère des crèches en Allemagne, et l’autre concernant la chaîne de pharmacies Müller, également établie en Allemagne.

Dans l’affaire WABE, une éducatrice spécialisée, en service depuis 2014, a décidé en 2016 de porter le foulard islamique sur son lieu de travail. À cette époque, l’employeur n’avait pas encore de règles spécifiques concernant le port de signes philosophiques au sein de l’entreprise. En 2018, il a toutefois diffusé des instructions concernant, entre autres, un principe de neutralité vis-à-vis des signes philosophiques : les travailleurs au contact d’enfants, de parents ou de tiers ne pouvaient plus porter de signes visibles de leurs convictions philosophiques. Selon l’employeur, cette décision visait à garantir le développement individuel et libre des enfants envers la religion, la croyance et la politique. La travailleuse a refusé d’enlever son foulard, malgré les instructions reçues. L’employeur a alors suspendu son contrat de travail, avec avertissements. La travailleuse a ensuite décidé de porter l’affaire devant les tribunaux et a finalement abouti devant la Cour européenne de justice.

Dans l’affaire Müller, une travailleuse occupée en tant que conseillère de vente et caissière depuis 2002 avait décidé depuis 2014 de porter le foulard islamique sur son lieu de travail. L’employeur lui a demandé de l’enlever, ce que la travailleuse a refusé. L’employeur lui a alors attribué un autre poste. En juillet 2016, l’employeur a de nouveau demandé à la travailleuse d’enlever son foulard. La travailleuse a encore refusé et a reçu un avertissement.
D’après l’employeur, l’ensemble des succursales du groupe avaient reçu en juillet 2016 des directives internes qui, entre autres, interdisaient le port de signes ostentatoires et de grande taille de nature religieuse, philosophique et politique sur le lieu de travail. L’employeur déclare que cette directive visait à garantir une neutralité au sein de l’entreprise et à prévenir des conflits entre les travailleurs (des conflits causés par des différences culturelles ou religieuses avaient, semble-t-il, eu lieu entre travailleurs par le passé). La travailleuse s’est également tournée vers la justice et a fini devant la Cour européenne de justice.

La Cour a rassemblé les deux affaires et ne s’est donc prononcée qu’une seule fois.

L’arrêt de la Cour européenne de justice

La Cour est restée sur ses positions, mais a apporté des précisions sur les circonstances dans lesquelles l’employeur peut prévoir des restrictions à ce niveau. La Cour continue sur la lancée des décisions antérieures : il ne s’agit pas d’un grand bouleversement, mais d’un important changement de cap.

1. Une différence de traitement d’une ou de plusieurs religions est interdite

Tout d’abord, la Cour rappelle l’interdiction absolue de discriminations directes. Il est enterdit à un employeur d'opérer des distinctions sur base de la réligion. Si un employeur prévoit une politique de neutralité vis-à-vis des signes philosophiques sur le lieu de travail, cette règle doit s’appliquer de la même façon à tous. Ainsi, un employeur qui interdirait tout signe philosophique ne peut pas refuser le port des kippas juives et, dans le même temps, autoriser ou tolérer des pendentifs avec des médailles chrétiennes.
Une discrimination directe par rapport aux signes philosophiques est possible uniquement si :

  • La discrimination est une caractéristique essentielle et déterminante de la fonction, en raison de la nature de la fonction ou du contexte dans lequel cette fonction est exercée.
  • Un objectif légitime la justifie.
  • Elle reste proportionnée par rapport à l’objectif.

On pourrait faire valoir que des restrictions appropriées et nécessaires fondées uniquement sur des raisons de sécurité peuvent constituer une exigence professionnelle essentielle et déterminante, et peuvent donc, dans certaines circonstances, justifier une discrimination directe.
L’exception doit donc être interprétée strictement. La prudence est donc de mise.
 

2. La discrimination indirecte d’une ou de plusieurs philosophies n’est possible que sous certaines conditions.

En réalité, les mesures s’appliquent souvent indépendamment de la philosophie. Et tant que ces mesures sont également appliquées et mises en œuvre indépendamment de la philosophie, il n’y a normalement pas de discrimination directe. Une discrimination indirecte peut toutefois apparaître : certaines mesures qui, sur papier, ne créent pas de discrimination entre différentes convictions peuvent souvent avoir implicitement plus d’effets sur une (ou plusieurs) en particulier que sur les autres. Une conviction peut, par exemple, s’accompagner de davantage de signes visibles qu’une autre.

Sans réelle surprise, la Cour reconfirme que de telles discriminations indirectes sont interdites. Ce principe connaît toutefois une exception assez large. Une politique menée par un employeur vis-à-vis des différentes philosophies sur le lieu de travail ne constitue pas une discrimination indirecte interdite si :

  • cette politique se justifie par un objectif légitime,
  • cette politique se justifie par un besoin véritable de l’employeur, que ce dernier peut démontrer,
  • cette politique s’applique uniquement pour atteindre l’objectif légitime, et ne peut dépasser ce qui est strictement approprié et nécessaire pour atteindre ce but, au regard de l’ampleur et de la gravité réelles des conséquences défavorables que l’employeur cherche à éviter par une telle interdiction,
  • cette politique ne crée pas de discrimination directe (voir plus haut) : elle ne peut, par exemple, pas faire de différence entre les différentes philosophies et doit être appliquée de manière cohérente et systématique.
     

Objectif légitime

La Cour reconfirme que la volonté d’un employeur d’afficher une image de neutralité à l’égard des clients publics et particuliers constitue un objectif légitime en cas d’interdiction totale des signes philosophiques. Selon la Cour, cette volonté renvoie à l’article 16 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. D’autres objectifs sont également possibles (par exemple, la garantie de conditions de travail sûres).

Besoin véritable

Les mesures prises envers les signes philosophiques sur le lieu de travail doivent également répondre à un besoin véritable de l’employeur.

Cette condition est une précision/un ajout important de la Cour par rapport aux autres affaires, en particulier l’arrêt 4GS du 14 mars 2017.

La Cour détermine le caractère véritable d’un besoin à l’aide de deux critères :

  • Existe-t-il des attentes légitimes des clients ou des usagers ?
  • L’employeur aurait-il connu des conséquences négatives sans les restrictions imposées, compte tenu de la nature ou du contexte de ses activités ?

L’employeur doit pouvoir prouver l’existence d’un besoin véritable. Il doit le faire entre autres à l’aide de ces critères et, si nécessaire, également à l’aide d’autres éléments propres à l’affaire. Il n’est par conséquent pas impensable que, lors de prochains procès, les cours et tribunaux acceptent des critères ou des éléments supplémentaires.

Dans l’affaire WADE (l’exploitant de crèches), la Cour a déclaré que l’objectif légitime pouvait être soutenu par l’article 14 de la Charte européenne des droits fondamentaux (cet article prévoit notamment le droit des parents d’assurer à leurs enfants une éducation en lien avec leurs convictions).
Toutefois, dans cette affaire, la Cour ne s’est pas prononcée sur le deuxième critère ni sur d’autres éléments susceptibles d’établir l’existence d’un besoin véritable. La détermination d’un besoin véritable relève donc de la compétence des juridictions allemandes concernées.
Dans l’affaire Müller, la Cour a estimé que le fait de vouloir prévenir des conflits sociaux et adopter une attitude neutre envers les clients peut constituer un besoin véritable. Toutefois, l’entreprise doit être en mesure de le prouver (c’est-à-dire en utilisant, entre autres, les deux critères mentionnés ci-dessus). Là encore, ce sont les juges allemands qui devront se prononcer.

Moyens appropriés et nécessaires

L’existence d’un objectif légitime et d’un besoin véritable n’implique toutefois pas que l’employeur peut mettre en œuvre n’importe quelles restrictions. Les mesures prises doivent toujours se tenir à ce qui est strictement applicable et nécessaire pour atteindre l’objectif légitime.
Exemple : si la neutralité constitue un objectif légitime uniquement envers les clients, la politique de neutralité imposée par l’employeur ne pourra concerner que les travailleurs en contact avec les clients.

En outre, l’interdiction ne peut pas dépasser ce qui est strictement nécessaire au regard de l’ampleur et de la gravité réelles des conséquences défavorables que l’employeur cherche à éviter par une telle interdiction.
Il a été dit précédemment que les mesures prises envers les signes philosophiques sur le lieu de travail doivent s’appuyer, entre autres, sur les conséquences négatives auxquelles l’employeur pourrait faire face s’il ne prenait pas ces mesures. L’employeur doit de plus s’assurer que les mesures prises ne vont pas au-delà de ce qui est strictement nécessaire pour éviter les conséquences négatives. Autrement dit, les restrictions imposées ne peuvent dépasser ce qui est nécessairement utile. Par exemple, si, comme dans l’affaire Müller, les restrictions visent à éviter des tensions entre collègues, on peut argumenter qu’une interdiction générale dépasse le cadre de ce qui est strictement nécessaire pour éviter ces tensions.
Malheureusement, la Cour n’a pas appliqué cette condition aux affaires qui lui ont été soumises. Ce sera encore une fois aux juges allemands de trancher.

Une application cohérente, indifférenciée et systématique

Les mesures doivent être appliquées et respectées de la même manière, peu importe la conviction philosophique. Des différences de traitement entre les convictions dans la pratique pourraient en effet mener à une discrimination directe.

 

3. Des interdictions sélectives ?

Dans l’affaire Müller, la Cour de justice a été confrontée à une situation intéressante, puisque l’interdiction ne visait que les signes ostentatoires et de grandes tailles. Contrairement aux autres affaires (y compris l’affaire WABE), l’employeur ne dissimulait pas une interdiction générale sous la forme d’une politique de neutralité générale.

Les employeurs décident souvent de ne pas interdire toute forme de signes philosophiques, mais d’imposer des restrictions. Ainsi, certains essayent parfois d’intégrer le signe en question dans l’uniforme de leurs travailleurs (par exemple, une obligation pour les infirmières musulmanes de porter un foulard fourni par leur employeur et qui fait partie intégrante de leur uniforme). Il en va de même pour les employeurs qui n’interdisent que les grands signes ostentatoires dans le cas d’une population diversifiée de travailleurs ou de clients (par exemple, dans le cas de foulard, en stipulant que le cou doit être visible).
Mais est-ce permis ?

Les restrictions visant spécifiquement une ou plusieurs philosophies sont interdites

Lorsqu’un employeur autorise les signes philosophiques sur le lieu de travail tout en fixant des limites, ces limites ne peuvent pas viser un ou plusieurs travailleurs en particulier. Dans le cas contraire, cela constituerait un cas de discrimination directe. Comme déjà mentionné, les exceptions à l’interdiction de la discrimination directe restent rares. Par exemple, autoriser les signes convictionnels, à l’exception du foulard islamique n’est pas permis. Cette règle vise en effet explicitement les personnes de confession musulmane.
De même, il n’est pas permis d’imposer des restrictions qui, bien que ne visant pas explicitement des convictions spécifiques, s’appuient en réalité sur des critères étroitement liés à une conviction particulière. Par exemple, autoriser les signes convictionnels, à l’exception des turbans. Bien que non explicite, cette interdiction touche particulièrement la communauté sikhe.

On peut facilement imaginer des situations qui restent sujettes à discussion. Que faire, par exemple, si un employeur accepte les signes convictionnels, mais demande à ce que le cou soit visible si la travailleuse porte le foulard islamique ? On peut avancer que le critère imposé (port du foulard avec le cou visible) n’est pas étroitement lié à une seule philosophie, car, en fin de compte, il concerne autant les personnes de confession musulmane que les sikhs, par exemple. Mais qu’en est-il si cette interdiction au sein de l’entreprise ne touche qu’une seule communauté ? Peut-on garantir qu’un juge ne considérera pas cela comme une forme de discrimination directe ? Un employeur prudent sera particulièrement attentif à ce point lorsqu’il formulera et adaptera ses restrictions.

Des restrictions sans distinction sont possibles sous certaines conditions.

Des restrictions qui s’appliquent peu importe la conviction et qui ne visent personne implicitement ou explicitement constituent normalement une discrimination indirecte. En principe, c’est interdit, sauf si les conditions énoncées ci-avant sont respectées. Les restrictions doivent donc être justifiées par un objectif légitime et un besoin véritable de l’employeur et ne peuvent pas dépasser ce qui est approprié et nécessaire.

Dans l’affaire Müller, la Cour n’a pas précisé s’il s’agissait d’une discrimination directe ou indirecte, laissant de nouveau ce soin aux juges allemands. L’hésitation de la Cour peut s’expliquer par le fait que la restriction dans cette affaire est assez vague : l’employeur mentionne uniquement une interdiction des signes ostentatoires de grande taille.
L’employeur aura toutefois peut-être mieux fait de préciser ce concept pour, non seulement, écarter tout risque de discrimination directe, mais également pour fixer des limites claires entre lui et les travailleurs. Pour rappel, il aurait aussi dû veiller à ce que sa précision n’introduise pas de critères explicitement ou implicitement à une philosophie en particulier.

 

À retenir

Dans des arrêts précédents, la Cour européenne de justice attachait beaucoup d’importance à la liberté des employeurs à instaurer une politique de neutralité en matière de signes philosophiques sur le lieu de travail.

Dans cet arrêt, la Cour revient partiellement, sans toutefois le dire explicitement, sur cette vision et s’aligne, toujours sans le dire explicitement, sur la Cour européenne des droits de l’Homme.

Les employeurs ont donc intérêt à suivre les lignes directrices suivantes lorsqu’ils envisagent d’instaurer une restriction portant sur les signes philosophiques de leurs employés sur le lieu de travail :

 

  • La restriction ne peut pas faire de différences entre les philosophies. Elle doit donc être formulée/appliquée de façon à ne viser aucune philosophie, implicitement ou explicitement. Les exceptions à la discrimination directe existent, mais sont limitées.
  • La restriction doit se justifier par un objectif légitime.
  • La restriction doit se justifier par un besoin véritable de l’employeur, que ce dernier doit pouvoir démontrer à l’aide, entre autres :
  1. des attentes légitimes des clients ou des utilisateurs,
  2. des conséquences négatives que l’employeur connaîtrait sans cette restriction, compte tenu du contexte ou de la nature de ses activités.
     
  • La restriction ne peut pas dépasser ce qui est approprié et strictement nécessaire pour atteindre l’objectif légitime. Elle ne peut pas dépasser le cadre de ce qui est strictement nécessaire au regard de l’ampleur et de la gravité réelles des conséquences défavorables que l’employeur cherche à éviter par une telle interdiction.
  • La restriction est appliquée de manière cohérente, indifférenciée et systématique.
  • La restriction est portée à la connaissance des travailleurs de façon claire et univoque. Idéalement, via une source fixée par la loi qui s’applique à tous les travailleurs ou à une partie des travailleurs, déterminée objectivement (par exemple, le règlement de travail). Si la restriction ne précède pas l’entrée en service des travailleurs, l’employeur prévoira de préférence une période transitoire.

Il s’agit de recommandations générales, principalement fondées sur l’état actuel de la jurisprudence européenne, d’un point de vue purement juridique et pour le secteur privé uniquement. Si un cas concret se présente, il est toujours conseillé de demander au préalable l’avis d’un juriste spécialisé. Le lecteur attentif aura sans doute remarqué que chaque cas doit être analysé en fonction des circonstances concrètes, et que la Cour européenne de justice n’a pas (encore ?) dévoilé toutes ses cartes en ce qui concerne l’interprétation concrète des différentes conditions.
Affaire à suivre, sans aucun doute…

 

Source : Cour de justice de l’Union européenne, 15 juillet 2021, Affaires conjointes C-804/18 et C-341/19